Santé des femmes enceintes : un projet conjugue science et savoirs autochtones sur la Côte-Nord

De gauche à droite : Aurélie Boutin-Bruce, Julie Lavoie et Olivier Chenette-Steward.
À Uashat mak Mani‑utenam, près de Sept-Îles, la chercheuse Julie Lavoie, le doctorant Olivier Chenette‑Stewart, et l’étudiante à la maitrise Aurélie Boutin-Bruce mènent un projet inédit avec la communauté innue.
Leur objectif : mieux comprendre les habitudes d’activité physique des femmes enceintes et créer des outils adaptés pour les encourager à rester actives afin de prévenir des complications, comme le diabète ou l’hypertension gestationnelle.
Kinésiologue de formation et directrice de l’École de kinésiologie et des sciences de l’activité physique de l’Université de Montréal, la chercheuse Julie Lavoie croit fermement que la grossesse est un moment clé pour adopter de saines habitudes de vie, que ce soit pour soi ou sa famille.
Lancée en partenariat avec Marceline Tshernish, directrice des services de santé au conseil de bande Innu Takuaikan Uashat mak Mani-utenam, cette démarche allie science, écoute, adaptation culturelle et respect des savoirs autochtones.
Entretien dans le cadre de la Journée nationale de la vérité et de la réconciliation.
Q. Qu’est-ce qui vous a motivée à lancer ce projet de recherche, et pourquoi l’avoir mené avec la communauté de Uashat ?
R. Comme chercheuse et comme mère, j’ai constaté que le personnel médical abordait rarement la question de l’activité physique pendant la grossesse. Pourtant, ses bienfaits sont connus.
L’occasion de travailler avec Uashat est venue par hasard grâce à un contact local. Cela tombait bien, car nous souhaitions sortir du cadre habituel des grandes villes.
Uashat est une communauté accessible, ouverte et très motivée. Ce qui nous a touchés, c’est leur lien historique avec l’activité physique. Avant la colonisation, les femmes innues enceintes restaient actives : elles marchaient, chassaient, transportaient leurs enfants. Pour elles, bouger pendant la grossesse, c’était naturel.
La communauté a vu, dans notre projet, un retour aux racines et une façon de valoriser des pratiques culturelles.
Q. Quels sont les objectifs concrets du projet ?
R. À partir de cet automne, on commencera à dresser un portrait des pratiques d’activité physique chez les femmes enceintes de la région de Sept-Îles, qu’elles soient autochtones ou allochtones. Est-ce qu’elles bougent ? Quelles activités font-elles ? Est-ce que les professionnels de la santé leur parlent d’activité physique ?
Ensuite, on veut créer des outils simples et adaptés pour aider les médecins et les infirmières à mieux conseiller leurs patientes innues. L’idée, c’est que les recommandations soient utiles, réalistes et ancrées de leur culture et de leurs savoirs traditionnels.
Q. Comment avez-vous intégré la culture et les réalités locales dans votre démarche scientifique ?
R. Notre équipe a commencé par écouter et échanger avec la communauté par le biais de de nombreuses rencontres virtuelles. Par la suite, nous nous sommes rendus à Uashat mak Mani-utenam pour rencontrer en personne nos partenaires, et visiter leurs installations. Puis, avec des personnes de la communauté, nous avons coconstruit un questionnaire sur les activités physiques, en incluant celles qui sont propres à la région : chasse, motoneige, pêche, etc. Le questionnaire a été traduit en innu et validé par la communauté.
Nous avons aussi prévu des cercles de parole avec les femmes enceintes et les professionnels de la santé pour enrichir les résultats et bâtir ensemble des recommandations et des outils adaptés.
Q. Avez-vous rencontré des obstacles en chemin ?
R. Oui, comme dans tout projet de recherche. Le financement est toujours un défi. Et il faut jongler entre les exigences de la recherche universitaire et les façons de faire des communautés autochtones. Par exemple, on nous demande des plans de gestion de données, alors que, là-bas, le savoir se transmet oralement, dans la confiance. Il faut trouver un équilibre, s’adapter, et être créatif.
Q. Qu’avez-vous appris, personnellement et comme chercheuse, de cette collaboration ?
R. J’ai été frappée par l’enthousiasme de l’ensemble des membres de la communauté. Lorsque nous nous sommes rendus sur place en 2023, les gens nous disaient : « Enfin, un projet qui parle d’activité physique et de grossesse ! »
En travaillant avec la communauté, j’ai réalisé que la recherche peut être un lieu de réconciliation, de rapprochement. Ce partenariat m’a permis de réfléchir aux préjugés encore présents dans le système de santé à l’égard des Premiers Peuples, à l’importance de déconstruire les idées reçues et de changer les perceptions.
Q. Quel conseil donneriez-vous à vos collègues qui souhaiteraient collaborer avec les Premiers Peuples ?
R. Il faut arriver avec humilité et une vraie ouverture d’esprit, sans plan tout fait. Écouter, poser des questions et avancer ensemble, pas à pas. Il faut aussi accepter que ça prenne du temps. Mais ce temps investi rend les résultats plus riches, plus utiles et surtout plus proches des réalités des gens, de leur santé et de leur quotidien.
Propos recueillis par Bruno Geoffroy
Un projet collectif
Julie Lavoie et son équipe (Université de Montréal et au CRCHUM) :
- Olivier Chenette-Stewart (candidat au Ph. D. en sciences de l’activité physique)
- Aurélie Boutin-Bruce (candidate à la M. Sc. en sciences de l’activité physique)
L’équipe du centre de santé Innu Takuaikan Uashat mak Mani-utenam :
- Marceline Tshernish, directrice à la santé
- Héléna Grégoire-Fontaine, directrice adjointe à la santé
- Bianka Monger et Mélissa Collard-Tremblay, kinésiologues
- Nadine Beaudin, coordonnatrice des soins infirmiers
- Linda Picoutlagan, responsable des saines habitudes de vie (maintenant retraitée)
Soutien pour les démarches et demandes de fonds :
- Nyanyui Komlan Siliadin, conseiller en équité, diversité et inclusion, CRCHUM
- Jonathan Abitbol, conseiller principal — Engagement avec les premiers peuples, Université de Montréal
Philomène Jourdain : traduction du questionnaire en innu-aimun
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